Ce quatrième billet de la rubrique « Paroles d’enseignants » retrace l’entretien réalisé avec Madame Anne Reltgen-Tallon, maîtresse de conférences HDR en histoire médiévale à l’Université de Picardie Jules-Verne, membre de TrAme (Textes, représentations, archéologie, autorité et mémoires de l’Antiquité à la Renaissance) et directrice adjointe de l’UFR d’Histoire-Géographie. Celui-ci a fait suite à sa soutenance d’habilitation à diriger des recherches (HDR) qui s’est tenue le jeudi 16 mars 2023 sur le campus Citadelle de l’Université de Picardie Jules-Verne. Nous avons pu y évoquer son parcours scientifique jusqu’à sa soutenance d’HDR ainsi que les enjeux scientifiques et épistémologiques de ses recherches actuelles. Ces dernières portent principalement sur l’histoire de l’ordre dominicain au Moyen Âge et interrogent notamment le rapport qu’entretient l’ordre face à l’hérésie et aux modalités, y compris répressives, de son activité anti-hérétique.
Quel est votre parcours universitaire et professionnel ?
J’ai fait une classe préparatoire aux grandes écoles puis réussi le concours de l’École normale supérieure (Ulm) en 1987. J’y ai réalisé une maîtrise en histoire religieuse médiévale avec M. André Vauchez qui à l’époque était professeur en histoire médiévale à l’université de Paris X-Nanterre. Il m’a proposé de travailler sur la dissidence religieuse au XIIIe siècle à partir d’une dizaine de traités anti-hérétiques italiens de cette époque. La plupart des auteurs de ces traités appartenaient à l’ordre religieux des dominicains qui s’était spécialisé précocement dans la lutte anti-hérétique. J’ai en parallèle passé et obtenu le concours de l’agrégation d’histoire en 1990. J’ai ensuite poursuivi mes recherches concernant l’histoire des dominicains et soutenu en 1999 une thèse intitulée « La mémoire d’un ordre : les ‘Hommes illustres’ dans la tradition dominicaine (XIIIe-XVe siècle) » à l’Université Paris X-Nanterre toujours sous la direction de M. André Vauchez.
J’ai été recrutée en 2000 sur un poste de maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Picardie Jules-Verne. J’y ai progressivement pris des responsabilités plus importantes, de directrice de département en 2012-2014 jusqu’à devenir directrice adjointe de l’UFR d’Histoire et de Géographie en 2016. Ces charges professionnelles ont mis mes travaux de recherche entre parenthèses pendant plusieurs années. J’ai néanmoins pu les reprendre ces dernières années et faire aboutir mon projet d’habilitation à diriger des recherches cette année. Je tenais à la soutenir car l’alliance entre recherche et enseignement est au cœur de la vocation universitaire, notre enseignement devant se nourrir de notre recherche pour se renouveler. J’ai d’ailleurs été soutenue par l’institution et les collègues, notamment ceux de mon laboratoire de rattachement TrAme ; il ne faut pas oublier que les travaux de recherche sont aussi des œuvres collectives.
Quel est votre parcours scientifique ?
Ma thèse de doctorat était consacrée à l’étude de la mémoire dominicaine, du culte des hommes illustres au sein de cet ordre. Même si je ne l’ai pas encore publiée, j’en ai présenté les principaux résultats dans différentes publications et notamment lors d’un colloque international organisé du 10 au 12 décembre 2015 par l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres et la province dominicaine de France pour le VIIIe centenaire de la Fondation de l’ordre des Prêcheurs par saint Dominique, ce qui a donné lieu en 2017 à un article intitulé « La construction d’une mémoire dominicaine, du Moyen Âge aux temps modernes » (dans Les dominicains en France (XIIIe-XXe siècle), Éditions du Cerf, 2017, p. 111-128).
Une partie de mes recherches récentes a aussi été consacrée à l’édition des sources relatives à l’histoire dominicaine et j’ai participé à la réalisation d’une anthologie de textes, traduits du latin vers le français, de toutes les sources médiévales relatives à saint Dominique et aux débuts de l’ordre dominicain. L’ouvrage est paru en 2019 sous le titre Saint-Dominique, de l’Ordre des frères Prêcheurs. Témoignages écrits (Éditions du Cerf, 2019). Cette expérience collective s’est faite sous la direction de Paul-Bernard Hodel, professeur d’histoire de l’Église à l’Université de Fribourg et Nicole Bériou, professeure émérite en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2.
Mes travaux de recherche comprennent également l’étude de l’Observance dominicaine. L’Observance est un mouvement de réforme né à la fin du XIVe siècle au sein des ordres réguliers et qui, à l’origine du moins, s’oppose au courant humaniste alors en plein développement. J’ai présenté en 2000 une communication consacrée à l’un des fondateurs de l’Observance italienne, intitulée « L’Observance dominicaine et son opposition à l’humanisme : l’exemple de Jean Dominici » lors d’un colloque international organisé par l’École française de Rome. Plus récemment, je suis intervenue dans un colloque en 2018, organisé à Clermont-Ferrand par Ludovic Viallet, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Clermont Auvergne, dont le but était de dresser un bilan historiographique au sujet de l’Observance, ce que j’ai donc fait du point de vue de l’ordre dominicain. Les résultats de cette communication sont parus dans un article intitulé « Les observances dominicaines » (Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, vol. 130-2, 2018, p. 313-321).
Quant aux recherches menées dans le cadre de mon mémoire inédit d’HDR, j’en ai déjà présenté les premiers résultats notamment dans un article publié en 2015 dans un volume collectif dirigé par Catherine Vincent, professeure émérite en histoire médiévale à l’Université de Paris-Nanterre, intitulé « Faut-il-avoir pitié des hérétiques ? » (Justice et miséricorde. Discours et pratiques dans l’Occident médiéval, Presses universitaires de Limoges, 2015, p. 221-240).
Enfin, j’ai co-organisé plusieurs colloques internationaux et transdisciplinaires à l’Université de Picardie Jules-Verne. Dans le cadre de TrAme, j’ai notamment co-organisé avec Stéphane Bourdin, professeur d’histoire romaine à l’Université Lumière Lyon 2, et Michel Paoli, professeur des université au département d’études italiennes à l’Université Picardie Jules-Verne, un colloque s’intéressant à la forme de la ville de l’Antiquité à la Renaissance. L’histoire urbaine et l’histoire des ordres mendiants (dont les dominicains) sont en effet liées étant donné que ces ordres étaient tournés vers le monde et ont donc assez systématiquement développé une implantation urbaine. C’est par ce biais que j’ai été amenée à m’intéresser à leur lien à la ville et à participer ainsi à la préparation de ce colloque. Les actes ont été publiés en 2015 sous le titre La forme de la ville : de l’Antiquité à la Renaissance (Presses universitaires de Rennes, 2015).
Comment votre travail s’inscrit-il dans les domaines de recherche actuels et dans leurs historiographies ?
Il est assez naturel pour une disciple d’André Vauchez de s’intéresser à l’histoire des hérésies et des ordres mendiants, mais aussi d’être marquée par l’historiographie italienne. Je dois beaucoup à celle-ci en ce qui concerne les études sur la mémoire et l’identité de l’ordre dominicain exprimée à travers cette mémoire, et plus spécifiquement au courant historiographique impulsé par Luigi Canetti, professeur en histoire médiévale à l’Université de Bologne, dans sa thèse sur la construction du culte de saint Dominique. Pour la question de la lutte anti-hérétique, il y a également une école italienne autour d’historiens comme Lorenzo Paolini, professeur d’histoire de l’Église médiévale et des mouvements hérétiques à l’Université de Bologne, et Riccardo Parmeggiani, son élève, maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Bologne. C’est de cette école italienne qu’est partie l’interrogation sur le caractère naturel ou non de la participation des moines dominicains à la répression inquisitoriale.
En ce qui concerne les sources de l’histoire dominicaine, plusieurs entreprises d’édition sont actuellement en cours et permettent de revoir l’interprétation des textes ainsi que leur datation. Le père Simon Tugwell, érudit d’Oxford ayant longtemps dirigé l’Institut historique dominicain de Rome, a entrepris de rééditer tout le corpus relatif aux origines de l’ordre dominicain. Il a profondément renouvelé l’approche de l’histoire dominicaine d’un point de vue philologique et érudit grâce à sa production d’éditions critiques de textes jusqu’alors très mal édités.
Quant à l’histoire de l’Observance, elle est étudiée depuis 2017 dans le cadre d’un programme de recherche interdisciplinaire intitulé « Observer l’Observance » [disposant d’un blog consultable en ligne : https://observance.hypotheses.org/]. Ce programme a été créé à l’initiative de Sylvie Duval, maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’Université de Clermont Auvergne, Haude Morvan, maîtresse de conférences en histoire de l’art médiéval à l’Université de Bordeaux Montaigne, et Ludovic Viallet, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Clermont Auvergne. Ce groupe de recherche a organisé plusieurs colloques, dont celui de 2018 à Clermont-Ferrand auquel j’ai participé.

Fra Angelico, 1er et 5e panneaux de la prédelle du Retable de Fiesole, v. 1420 ; Londres, National Gallery.
© A. Reltgen-Tallon
Vous avez soutenu le 16 mars 2023 votre habilitation à diriger des recherches. En quoi consiste l’HDR ?
L’habilitation à diriger des recherches est le dernier diplôme du système universitaire français. La thèse ouvre l’accès au premier corps de l’enseignement supérieur qui est le corps des maîtres de conférences ; celui-ci représente environ 60 % des enseignants-chercheurs titulaires de l’enseignement supérieur. Pour passer à l’échelon supérieur qui est le corps des professeurs, il faut obtenir l’HDR, car c’est un corps destiné notamment à la direction de la recherche.
Le dossier d’habilitation à la recherche en sciences humaines doit d’abord comporter un rapport de synthèse dans lequel on retrace l’ensemble de son parcours, aussi bien sur le plan de ses recherches que de ses réalisations pédagogiques ou encore de ses activités administratives. Le deuxième volume est dédié à la présentation de nos publications réparties de manière thématique. Dans mon cas, il y a tout d’abord les articles qui exploraient les questions de mémoire de l’ordre, prolongeant un peu les résultats de la thèse. Puis il y a les articles qui s’intéressaient à d’autres aspects de l’histoire dominicaine, notamment les temps forts de l’histoire de l’ordre et de son développement, sur une période allant du XIIIe siècle jusqu’au XVe siècle. Enfin, dans la troisième section, j’ai regroupé ceux qui étaient en lien avec la thématique du mémoire inédit de ce dossier d’HDR.
En effet, il faut enfin produire, pour un dossier d’HDR en histoire, un mémoire inédit, qui équivaut à une seconde thèse. J’ai consacré le mien à la thématique de la dialectique dans la lutte anti-hérétique entre persuasio et coercitio pour les premières générations de dominicains (v. 1220-v. 1250). Initialement, il s’agissait d’un ordre de prédicateurs dont la vocation était d’être un modèle de sainteté de type apostolique depuis sa fondation en 1215, en imitant le mode de vie itinérant mené sur terre par Jésus et ses apôtres. Les dominicains combattaient l’hérésie par la persuasion en montrant le bon exemple, le verbo et exemplo, en vivant dans la pauvreté. Un tournant majeur survient dans les années 1230 lorsque la papauté crée une institution anti-hérétique centralisée en recrutant ses membres parmi les dominicains. J’ai donc étudié la transformation d’un ordre anti-hérétique dès le début mais selon des modalités pacifiques à un ordre qui utilise des méthodes répressives. Les membres de l’ordre ont essayé de s’y adapter et de justifier ce changement radical de méthodes qui leur a été imposé par les circonstances.
Comment s’est structuré ce mémoire inédit ?
Il s’articule en trois parties : la première partie commence avec une mise au point sur les acquis historiographiques récents relatifs à l’histoire de cet ordre de prêcheurs et notamment sur ses débuts pour montrer comment ce passage à la coercition a pu constituer une rupture contrairement à l’image commune que l’on a d’un ordre destiné à rejoindre l’Inquisition. Ces éléments auraient pu relever de l’introduction, toutefois celle-ci aurait été beaucoup trop volumineuse donc j’ai opté pour un plan à l’anglo-saxonne avec une première partie introductive présentant le contexte, l’historiographie du sujet et les sources mobilisables. Cette première mise au point a dont été suivie par une deuxième consacrée à l’historiographie du sujet du mémoire à proprement parler, à savoir celui de l’articulation entre la vocation initiale de l’ordre et son association à la répression anti-hérétique, une sous-partie nécessaire étant donné que d’autres auteurs avant moi se sont intéressés à ces questions. J’y ai enfin développé un troisième axe qui consiste en un bilan des sources.
Il faut attendre l’âge d’une première historiographie et/ou hagiographie proprement dominicaine pour disposer de sources véritablement exploitables pour un tel sujet. Je consacre donc la deuxième partie du mémoire inédit aux premiers textes d’auto-représentation de l’ordre. La meilleure façon de comprendre ce passage de la persuasion à la coercition est de savoir comment les dominicains eux-mêmes racontent cette transformation et comment ils la vivent. J’ai repris le corpus de sources utilisé pour ma thèse en y apportant un point de vue différent. J’en conclus néanmoins qu’il est difficile de comprendre cette transition à travers la seule étude de ces textes. Elle n’est jamais clairement définie par les auteurs dominicains : cela leur pose-t-il un problème moral ou craignent-t-ils d’être mal considérés du fait de leur association avec l’Inquisition ?
Pour répondre à ces questions, je m’intéresse dans une troisième partie à un autre corpus de sources que je n’avais pas encore étudié jusqu’à présent, qui est celui des sources de la prédication, l’activité pastorale étant l’activité principale des frères dominicains. Les textes théologiques dont se nourrit cette prédication ainsi que les textes polémiques utilisés dans la controverse anti-hérétique et les premiers textes normatifs et juridiques de l’activité inquisitoriale sont également mobilisés. Tous ces textes témoignent de ce qu’a été vraiment l’activité anti-hérétique dans toute sa variété. Des centaines de sermons dominicains nous sont connus pour le seul XIIIe siècle. Compte-tenu du nombre de ces textes, je n’ai pas pu en faire un traitement aussi exhaustif que pour les sources précédentes ; j’ai plutôt procédé par sondages en me concentrant sur les textes des années 1230 car c’est à ce moment-là que se produit le tournant. La place de la matière anti-hérétique en leur sein est variable et c’est précisément ce que seule une étude systématique, qui n’a pas encore été faite, permettrait de quantifier – mais est-ce faisable ? Ce serait en tout cas un travail considérable.
Qu’en concluez-vous ?
La lutte anti-hérétique varie selon les régions de la Chrétienté. L’université parisienne est assez peu marquée par le problème de la lutte anti-hérétique, donc la production littéraire évoque finalement peu les questions de la lutte contre la dissidence. À l’inverse, il existe dans le contexte lombard des réseaux dissidents importants ce qui engendre d’importantes activités de controverses de terrain, à un moment où l’Église ne peut lutter efficacement contre l’hérésie. La papauté s’oppose alors à l’empereur Frédéric II qui soutient politiquement tout groupe luttant contre le pouvoir de l’Église, même s’il n’a pas de sympathie pour l’hérésie à titre personnel. Les dissidents ne sont pas inquiétés dans un certain nombre de cités d’Italie du Nord jusqu’à sa mort en 1250. C’est dans ces régions-là qu’apparaissent les premiers textes dans lesquels les frères dominicains cherchent à justifier le recours à la violence et même à la répression dans ce tout qu’elle peut avoir de brutal.

La conclusion principale de mon mémoire inédit est avant tout de montrer l’absence d’unité de l’ordre. C’est un sujet intéressant qui peut faire écho à des problématiques assez contemporaines lorsqu’on évoque les questions de la légitimité de l’usage de la violence en matière religieuse.
Comment s’est organisée la soutenance de votre HDR ?
J’ai d’abord cherché un garant, celui qui accompagne dans la constitution du dossier et sert de médiateur avec le jury. Je me suis tournée vers Mme Catherine Vincent qui est aussi une élève d’André Vauchez ainsi que sa successeure à l’université de Nanterre et dont j’ai beaucoup suivi le séminaire d’histoire religieuse. Comme elle venait de prendre sa retraite, je ne pouvais pas soutenir dans son université de rattachement, j’ai donc choisi l’UPJV qui a soutenu mon projet notamment par l’octroi de congés d’études et dont certains des membres m’ont apporté une aide précieuse, en particulier la relecture attentive de M. Guillaume Saint-Guillain, maître de conférences en histoire médiévale à l’UPJV. Mon jury était composé de six membres, dont deux membres qui ont assisté à la soutenance à distance. Il s’agissait de Mme Cécile Caby, professeure d’histoire médiévale à Sorbonne-Université et présidente du jury, Mme Marie-Madeleine de Cevins, professeure d’histoire médiévale à l’Université de Rennes 2 et M. Paul-Bernard Hodel tous deux rapporteurs, M. Riccardo Parmeggiani, maître de conférences HDR en histoire médiévale à l’Université de Bologne, et Mme Véronique Dominguez-Guillaume, professeure de langues et littératures médiévales à l’Université Picardie Jules-Verne, à qui j’avais demandé d’être présente pour apporter un regard médiéviste mais d’une autre discipline .
Ma soutenance a duré cinq heures. J’ai commencé par exposer mon dossier pendant une demi-heure puis les membres du jury ont pris la parole tour à tour pour un échange collectif. La garante prend la parole en premier, généralement pour défendre sa candidate puis c’est au tour des rapporteurs ; ils sont ceux qui ont examiné le dossier en amont et donné leur accord pour la soutenance en faisant des rapports destinés au conseil scientifique de l’université de rattachement. Après leur prise de parole, cela a été au tour des autres membres du jury. La présidente du jury, Mme Cécile Caby, professeure d’histoire médiévale à Sorbonne-Université et aussi élève d’André Vauchez, a conclu les débats. Je suis heureuse d’avoir eu ce jury qui m’a conseillé de nouvelles pistes de recherche.
Quelles sont vos sources ? Quels sont les enjeux méthodologiques et épistémologiques liés à leur utilisation ?
J’utilise tout d’abord les traités anti-hérétiques qui sont des textes assez intéressants dont les apports ont évolué grâce à l’historiographie récente. Pendant longtemps, on les avait considérés comme des instantanés décrivant de façon objective l’hérésie, servant d’instruments de travail aux inquisiteurs. Au contraire, ils sont vus aujourd’hui comme relevant plutôt de la polémique et de la mythographie ce qui demande de tenir compte de la grille de lecture déformante de leurs auteurs inspirés par les écrits théologiques.
Du point de vue des discours hagiographiques, il y a différents enjeux dont l’absence de naïveté en ce qui concerne la fidélité de ces récits par rapport à la réalité et l’interrogation sur l’objectif de l’auteur ainsi que le public visé. Un autre enjeu épistémologique important concernant ces sources a été mis en avant par Arsenio Frugoni, un médiéviste italien qui a notamment écrit une biographie d’Arnaldo da Brescia, condamné pour hérésie et rébellion politique au milieu du XIIe siècle. Frugoni a dénoncé la méthode « philologico-combinatoire » qui consiste à juxtaposer des sources diverses, écrites par des auteurs qui avaient des objectifs différents dans un contexte de production différent, pour reconstituer une histoire. J’ai essayé de déconstruire ces textes dans mes recherches en partant d’une étude approfondie de ces discours et de leurs conditions de production. C’est d’autant plus nécessaire dans le cas de sources problématiques comme les textes hagiographiques qui sont des discours symboliques chargés de véhiculer un contenu.
L’utilisation des sources exégétiques comme les sermons a aussi suscité un enjeu méthodologique. L’édition électronique de ces textes permet de faire des recherches lexicales et cibler les principaux passages pour étudier les éventuelles variantes. Pour les sermons, il y a un problème de masse documentaire, donc il faut pouvoir en retirer ce qui est représentatif. J’ai surtout procédé par sondages, que j’espère représentatifs, en privilégiant les plus anciens, moins nombreux, et les séries, provenant d’auteurs dont on possède des collections de sermons. Cette pratique soulève évidemment des limites du point de vue de la sélection du corpus mais est la seule qui permette de recouvrir à un éventail véritablement varié de sources.

Thomas de Modène, Dominicains illustres, fresques de la salle capitulaire du couvent San Nicolò de Trévise, 1352. © A. Reltgen-Tallon.
À quel autre évènement avez-vous participé récemment ?
Je suis intervenue le 9 mai 2023 dans un colloque organisé par l’Institut Catholique de Toulouse dans le cadre de la commémoration du septième centenaire de la canonisation de Thomas d’Aquin dont l’essentiel des reliques sont conservées au couvent dominicain de Toulouse. La province a organisé un colloque de lancement de cette année jubilaire et j’y ai été amenée à parler de la place de Thomas d’Aquin dans la mémoire dominicaine au sein de ce culte des hommes illustres. J’y ai notamment développé l’importance progressive prise par celui-ci à partir du milieu XIVe siècle où il commence à éclipser le fondateur de l’ordre dominicain lui-même, ce qui prouve sans doute à quel point les frères s’identifient désormais à une mission éminemment doctrinale au sein de l’Église.
Quelles sont vos futures perspectives de recherche ?
Je compte privilégier d’abord la publication de mon mémoire inédit du dossier d’HDR. Avant cela, je pense qu’il faudrait l’enrichir par l’exploitation de nouveaux textes car j’ai passé une bonne partie de mes recherches à m’intéresser à ceux que je connaissais mieux. C’est tardivement que j’en suis venue à m’intéresser aux sources de la prédication alors qu’il s’agit finalement des plus importantes pour ce domaine de recherche. Je dois enrichir le corpus notamment du côté des sermons.
Je regrette de ne pas avoir réussi à faire publier ma thèse, ce que je n’avais pas fait notamment parce que c’est un domaine de recherche qui était peu étudié lorsque j’ai commencé à m’y intéresser en dehors des dominicains eux-mêmes, mais qui dans les années qui ont suivi a suscité une véritable floraison de recherches. Beaucoup de publications sont alors parues à un rythme que je n’ai pas toujours réussi à suivre. Le projet de publication a très vite demandé une réécriture de ma thèse, une mise à jour que j’ai régulièrement entreprise sans jamais arriver à l’achever. Il est toujours possible de la publier aujourd’hui, mais au prix d’une refonte importante, en en tirant un livre de synthèse sur l’histoire de la mémoire dominicaine à partir de mes recherches et de tout ce qui a pu paraître depuis sur le sujet. C’est là l’un de mes projets pour un avenir prochain, au même titre que la publication rapide de mon mémoire d’HDR.
Concernant l’histoire dominicaine du XIIIe siècle, j’aimerais aussi m’intéresser désormais à la place des femmes dans l’histoire de cet ordre, parce qu’il y a ce qu’on appelle dans l’historiographie à propos des ordres religieux une « Frauenfrage ». Il s’agit d’une l’expression de l’historien allemand Herbert Grundmann qui, dès les années 1930, mettait en avant une difficulté pour ces ordres à penser la place des femmes dans le monde monastique, en particulier pour les ordres mendiants qui ont une vocation pastorale. Or les femmes sont nécessairement cloîtrées dans ce contexte-là. Ces questions ont déjà été effleurées mais peu travaillées en profondeur. L’histoire des moniales dominicaines a été bien étudiée récemment par Sylvie Duval, mais uniquement pour la période de l’Observance. Je pense qu’il faut s’appuyer sur des travaux comparables faits pour d’autres ordres, comme ceux d’Alexis Grélois, maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Rouen et spécialiste des moniales cisterciennes qui a bien montré comment il fallait revenir sur des idées reçues comme les relations supposées difficiles entre frères et moniales au XIIIe siècle.
Enfin, il reste encore à exploiter pour l’Observance des gisements de sources assez importants et facilement accessibles, qui ont même été parfois édités. Le registre publié des lettres de Raymond de Capoue, premier maître général de l’Observance dominicaine, n’a jamais été exploité de façon systématique donc l’étude de ses lettres serait un bon point de départ pour une enquête. L’Observance dominicaine a été étudiée de certains points de vue comme l’histoire des femmes ou l’histoire de la mémoire mais pas en tant que réseau et premier programme réformateur. Cela a déjà été réalisé pour les franciscains donc il manque une étude comparable pour les dominicains.
Entretien réalisé par Quentin Monchiet (M1 Métiers des archives et technologies appliquées) et Alexandre Thérond (M1 Métiers des archives et technologies appliquées)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
camilledesenclos (5 juin 2023). L’ordre dominicain face aux hérésies – Anne Reltgen-Tallon (MCF HDR Histoire médiévale). Master Histoire, Civilisations et Patrimoine de l'UPJV. Consulté le 14 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pnzw