Dans le but de promouvoir les travaux de recherches actuels menés par les enseignants-chercheurs du Master Histoire, Civilisations et Patrimoine de l’Université de Picardie Jules-Verne, les étudiants en première année les ont sollicité, en complément de la présentation de l’actualité de leurs recherches sur les réseaux sociaux, pour de longs entretiens.
Pour le premier billet de cette nouvelle rubrique « Paroles d’enseignants », nous nous sommes entretenus avec Madame Marion Trévisi, maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Picardie Jules-Verne et membre du CHSSC (Centre d’Histoire des Sociétés des Sciences et des Conflits). Cet entretien fait notamment suite à sa communication « Femmes d’action, femmes guerrières : la violence féminine dans les combats en France (XVIe-XVIIIe siècle). Violence subie et violence donnée : des femmes blessées aux femmes blessantes » dans le cadre du séminaire « Genre et guerre », organisé par le GRHiSoG (Groupe de recherches historiques des sociétés en guerre) de l’Université catholique de Louvain le 9 février 2023. Ce fut l’occasion pour elle de nous présenter ses recherches sur l’histoire familiale, du genre, plus particulièrement des femmes dans le fait militaire et enfin d’évoquer la réalisation de son projet d’habilitation à diriger des recherches.
Quel est votre parcours universitaire et professionnel?
J’ai réalisé une maîtrise d’histoire à l’Université Paris IV-Sorbonne puis j’ai passé les concours du CAPES et de l’agrégation pour enfin obtenir un DEA en histoire de la famille. J’ai commencé à travailler dans une équipe du Centre Roland Mousnier (UMR-8596) à l’Université Paris IV-Sorbonne sous la direction de Monsieur Jean-Pierre Bardet, professeur en histoire moderne, en histoire de la famille et en démographie historique. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2003 sur les « oncles et tantes au XVIIIe siècle : au cœur de la parenté, quelle présence, quels rôles ? » ; celle-ci a été publiée en 2008 sous le titre Au coeur de la parenté : oncles et tantes dans la France des Lumières (Presses de l’Université Paris-Sorbonne).
J’ai commencé à enseigner à l’Université Paris IV-Sorbonne par le biais de vacations, puis j’ai obtenu un poste d’ATER (attachée temporaire d’enseignement et de recherche) à l’Université de Picardie Jules-Verne. Une fois le doctorat terminé, j’ai candidaté sur des postes de maîtrise de conférences en France et j’ai été recrutée à l’Université de Picardie Jules-Verne à la fin de l’année 2004.
Quel est votre parcours scientifique ?
Ma thèse de doctorat s’intéressait aux reconstitutions de familles à travers l’analyse de sources notariales, particulièrement les testaments puisque je travaillais sur les successions et la démographie historique auxquelles s’ajoutaient de l’histoire sociale et de la famille.
Mes travaux de recherche ont ensuite évolué vers l’histoire du genre, sous l’impulsion de Madame Scarlett Beauvalet, alors maitresse de conférences à l’Université Paris IV-Sorbonne et qui est arrivée au même moment que moi à l’Université de Picardie Jules-Verne. Nous avons toutes les deux travaillé sur les écrits du for privé et nous avons publié en 2011 les correspondances d’une famille noble : Les d’Estourmel, une famille picarde au XVIIIe siècle (Encrage Édition). Ce travail m’a progressivement orienté vers l’histoire des femmes à travers l’étude de leurs correspondances.
Par ailleurs, au sein du CHSSC, beaucoup de chercheurs travaillent sur le fait militaire, et notamment sur la Première Guerre mondiale. Cela m’a amené à m’intéresser à l’étude des femmes lors des guerres à l’époque moderne. Il s’agit de mon sujet de recherche depuis près de dix ans.
Sur quels axes de recherche travaillez-vous actuellement?
Je me suis orientée vers l’histoire des femmes combattantes du XVIe siècle aux armées napoléoniennes: celles qui ont combattu dans les sièges de ville pour la défense de leur cité et celles qui se sont immiscées dans les armées alors qu’elles n’avaient pas en à faire partie, ainsi que celles qui ont suivi les armées, ont fait de la logistique, suivaient les pillages et revendaient les objets pillés.
On les retrouve jusque sous le Premier Empire, il s’agit évidemment d’une minorité de combattantes par rapport aux dizaines de milliers de soldats qui constituaient les armées. J’étudie principalement leurs motivations à rejoindre les armées et leurs reconnaissances au sein d’un environnement qui leur est normalement inaccessible et réservé aux hommes. Je m’intéresse également à leur agency ou agentivité, c’est-à-dire ce qu’elles ont fait et leurs rôles dans ce milieu masculin qui est un milieu de contraintes dues au fonctionnement de l’armée.

Comment votre travail s’inscrit-il dans les domaines de recherche actuels et dans l’historiographie du sujet?
Je suis influencée par les travaux de M. Hervé Drévillon, historien spécialiste du XVIIe siècle mais qui étudie aussi l’histoire militaire jusqu’au Premier Empire, de M. John Keegan pour l’anthropologie de la guerre et enfin de M. André Corvisier. Grand historien militaire, celui-ci a dépouillé de nombreux registres de troupes. Il est d’ailleurs le premier à avoir réalisé des dépouillements quantitatifs des registres de troupe et il a identifié, au sein de ces registres, une ou deux femmes qui avaient été découvertes par les soldats comme femmes.
Je suis aussi inspirée pour l’histoire des femmes par Mmes Dominique Godineau et Scarlett Beauvalet. J’essaie de croiser le fait militaire et l’histoire des femmes, ce qui n’est pas toujours évident avec des influences d’histoire sociale et d’anthropologie. Je m’intéresse aussi aux violences sexuelles. L’histoire du genre et des femmes est actuellement un sujet prisé qui a été initié il y a près de trente ans par Mme Sylvie Steinberg, historienne moderniste à l’EHESS, l’une des premières à s’être intéressée à ces thèmes à travers sa thèse intitulée Le travestissement à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècles). Recherches sur la différence des sexes et qui m’a beaucoup inspirée. Je peux également citer Mme Dominique Godineau pour la période révolutionnaire qui a étudié la manière dont les femmes se sont insérées dans la Révolution.
Quelle est votre actualité scientifique la plus récente?
J’ai été invitée le 9 février 2023 à participer au séminaire « Genre et guerre » organisé par Mme Sylvia Mostaccio, professeure d’histoire moderne à l’Université catholique de Louvain. J’ai pu y aborder le problème de la violence féminine dans la guerre, aussi bien pour les XVIe-XVIIe siècles que pour la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. C’est un tabou à cette époque étant donné que les femmes ne sont pas censées être violentes et donner la mort. J’ai parlé de la violence des femmes combattantes dans les sièges des villes intérieures aux XVIe et au XVIIe siècles à travers les journaux de sièges qui sont rédigés par des auteurs masculins et mis en avant la manière dont ils abordent ou non la violence féminine et leurs actes guerriers, sanglants. J’ai enfin pu évoquer les combattantes dans les armées révolutionnaires qui ont demandé des pensions au ministère de la guerre. Comme les hommes, elles insistent sur les blessures qu’elles ont reçues comme preuve de l’engagement et de la violence des batailles pour toucher une pension.

Comment s’est déroulée cette communication et quel était le type de public?
J’ai parlé une heure environ à un public de chercheurs, de doctorants, de masterants ainsi qu’à des étudiants de troisième année de licence. C’était très agréable dans le sens où il y a eu beaucoup de questions après la présentation, notamment de la part de professeurs de l’Université catholique de Louvain. D’autres chercheurs peuvent donner des idées et conseiller des archives ou des articles que l’on n’a pas consultés ; il y a donc un vrai échange scientifique et intellectuel. Par ailleurs, intervenir en Belgique et aller à l’étranger permet de voir comment travaillent les autres chercheurs, car les méthodes et les façons de présenter diffèrent selon les pays.
Quelles sont vos autres actualités?
En décembre 2022, j’ai réalisé une conférence à Nantes qui a été filmée : il s’agissait d’un public différent car il y avait uniquement des masterants et pas de doctorants. Cette conférence intitulée « Femmes combattantes en France à l’époque moderne: une minorité active » s’inscrivait dans le cadre du séminaire « Étudier la guerre » organisé par le CRHIA (Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique) [elle est accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=m7GWAdsnhFY]. J’y avais traité de l’oubli des femmes combattantes dans les sources c’est-à-dire la manière dont elles sont invisibilisées.
Vous avez présenté lors de ces conférences des résultats de votre recherche actuelle, réalisée dans le cadre d’une habilitation à diriger des recherches (HDR). En quoi cela consiste-t-il?
Avec ma thèse de doctorat, j’ai pu postuler à des postes de maître de conférences et encadrer des étudiants en master mais il est impératif d’être habilité à diriger des recherches pour être professeur des universités et pour pouvoir encadrer des étudiants en doctorat.
Pour être habilité à diriger des recherches, il faut fournir un dossier qui comporte un sujet de recherche inédit et porteur qui équivaut à une seconde thèse. En parallèle, on réalise une égo-histoire qui correspond à 80-100 pages sur votre carrière de chercheur, dans laquelle vous vous situez dans les courants historiographiques et la manière dont votre carrière de chercheur a été influencée par les autres historiens et courants historiographiques. C’est une sorte de CV commenté avec une écriture plus personnelle. Enfin, on doit également fournir un dossier d’articles en y reprenant les articles les plus importants, pour les présenter et montrer l’existence de liens entre eux.
Comment se passe la préparation d’une HDR?
L’HDR a été longue à réaliser pour moi parce que j’y travaillais de manière ponctuelle et entrecoupée. J’ai eu une délégation du CNRS qui m’a permis, sans donner de cours pendant un an, de me rendre dans les services d’archives et d’avancer dans le dépouillement de ces archives. Il est plus compliqué de préparer son HDR et de se déplacer dans les centres d’archives en même temps que d’enseigner. Pour ma thèse de doctorat, j’avais eu une bourse de thèse donc je pouvais y travailler beaucoup plus facilement.
Quelles sont vos sources?
Les journaux de sièges constituent ma première source sur les femmes combattantes. En France, il y a beaucoup de villes qui ont subi des sièges aux XVIe et XVIIe siècles. Les témoins de ces sièges ont écrit des journaux dans lesquels l’on retrouve des mentions de femmes qui interviennent lors des sièges. Elles sont toujours intervenues dans les sièges depuis l’Antiquité pour la défense de leur ville. Il y a moins de sièges intérieurs par la suite ce qui engendre une baisse de ces journaux.
Au Service Historique de la Défense (Vincennes), j’ai consulté les dossiers de demandes de pension de l’armée de terre. Il y a des sources pour les XVIe et XVIIe siècles, mais seulement quelques dossiers dans lesquels les femmes combattantes demandent des gratifications exceptionnelles notamment pour avoir été espionnes dans les armées du roi. Du XVIIIe siècle jusqu’aux armées napoléoniennes, on retrouve des femmes qui demandent des gratifications ou des pensions de retraite comme anciens soldats ou cantinières. Il y a une centaine de dossiers en tout, dans lesquels elles font écrire ou écrivent elles-mêmes les lettres.

J’ai lu les mémoires de soldats du XVIIIe siècle, écrits essentiellement par les officiers nobles. Il y a très peu de femmes mentionnées dans ces mémoires. En revanche, tous les soldats de la Grande Armée, qui étaient beaucoup plus alphabétisés qu’avant, ont écrit des mémoires, des autobiographies, des carnets, des souvenirs. J’ai donc lu beaucoup de ces écrits d’officiers comme de simples soldats. J’ai même retrouvé une dizaine de mémoires de femmes. Il y a très peu de traces des femmes mais on en retrouve notamment après la retraite de Russie car il y a des femmes non-soldats qui ont suivi l’armée et qui racontent la retraite.
Je mobilise également des sources des instances révolutionnaires, les sources de la Convention, des demandes d’anciennes combattantes devant la commission de secours. Il y a enfin le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français (1794), dans lequel sont mentionnées quelques femmes.
Les historiens spécialistes du fait militaire m’avaient dit que je n’allais rien trouver, pourtant il suffit de changer sa focale et de chercher des personnes que l’on ne cherchait pas avant c’est-à-dire les femmes. Les journaux et les mémoires ne sont pas écrits pour parler d’elles mais elles y sont évoquées.
Quels sont les enjeux méthodologiques et épistémologiques liés à leur utilisation? Est-il difficile de les étudier?
C’était difficile de les trouver et de les étudier mais c’était plutôt passionnant. Les officiers parlent des femmes, ce qui est intéressant car c’est la vision des officiers qui ont eu ces dernières à diriger. Il faut faire attention aux nombreux biais puisqu’il y a très peu de sources directes. C’est un regard avant tout masculin donc il faut essayer de trouver une juste vision derrière ces biais. De plus, les mémoires ont souvent été publiés sous la Restauration, donc il est nécessaire de prendre en compte le recul et le contexte politique dans lequel ils ont été publiés.
On peut être soi-même pris par ses propres stéréotypes culturels puisque chaque historien ou historienne vit dans son époque avec ses propres stéréotypes et ceux-ci peuvent ressortir dans l’analyse des sources. Les historiens du XIXe, et encore jusqu’au milieu du XXe siècle, avaient une vision stéréotypée du genre : les hommes partaient au combat tandis que les femmes restaient à la maison pour effectuer le travail domestique. Il n’est donc pas toujours évident d’appréhender ces sources mais c’est cela qui est passionnant dans le métier d’historien : se confronter à un autre mode de pensée. L’enquête historique permet justement d’essayer de trouver des réponses.
Quelles sont vos futures perspectives de recherche?
Je pense continuer mes recherches sur le thème des prisonniers et des prisonnières de guerre qui est un sujet inédit. On connaît un peu les prisonniers de guerre mais pas tellement la population féminine qui est partie avec. J’ai retrouvé des femmes lors des retours des prisonniers de guerre, en étudiant quelques registres à Vincennes et en réalisant des petits sondages dans des listes de retour de prisonniers de guerre en 1814. J’y ai retrouvé des femmes qui revenaient avec les hommes, certaines sont même allées en captivité en Sibérie. Elles sont de toutes les nationalités : espagnole, française, etc. Mais, pour aller plus loin, il faudrait réaliser une base de données et des dépouillements importants ce que je n’ai pas eu le temps de faire.
La Marine m’intéresserait aussi ; je sais que dans la Royal Navy il y avait des femmes qui se cachaient donc ça serait intéressant de regarder également dans la Marine française, même s’il n’y a pas autant de sources. Enfin les archives judiciaires constituent une source importante mais qui demande beaucoup de temps parce qu’il faut énormément dépouiller.
À quels événements allez-vous participer prochainement?
Après les conférences à Nantes et à Louvain, il faut que je finisse d’écrire le mémoire inédit de mon habilitation pour l’habilitation à diriger des recherches. J’espère donc déposer mon dossier d’habilitation vers septembre pour le soutenir d’ici la fin de l’année 2023. J’ai encore besoin de temps pour finir le mémoire inédit et trouver un éditeur afin de le publier. Il est important de publier le plus vite possible pour faire connaître ses travaux en France et à l’étranger.
Entretien réalisé par Simon Codevelle (M1 Métiers des Archives et technologies appliquées) et Quentin Monchiet (M1 Métiers des Archives et technologies appliquées)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
camilledesenclos (27 mars 2023). Femmes d’action, femmes guerrières: la violence féminine dans les combats en France (XVI-XVIIIe siècles) – Marion Trévisi (MCF Histoire moderne). Master Histoire, Civilisations et Patrimoine de l'UPJV. Consulté le 19 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pnzo