La localisation et la topographie imprécises des champs de batailles médiévaux à travers les sources écrites 

“Les sources écrites médiévales restent imprécises sur la géographie, la localisation et le déroulement des combats à tel point que les repérages modernes ne permettent pas de les situer avec certitude.”

Le plus grand défi des historiens modernes est le manque de précisions et de détails topographiques dans les sources médiévales. On accorde beaucoup plus d’importance aux faits d’armes qu’au champ de bataille en lui-même. C’est le cas pour les expéditions de Charlemagne à la fin du VIII^e siècle. Seuls cinq textes carolingiens mentionnent ces expéditions. On cherche tout d’abord à atténuer le désastre de la bataille de Roncevaux de 778, puis les expéditions de Charlemagne deviennent propices à la création littéraire comme la célèbre chanson de Roland. Grâce à la tradition de la chanson de geste et à sa diffusion dans tout l’Occident chrétien, la chanson de Roland connait des extensions qui permettent de fournir des données précieuses sur le champ de bataille. La Nota Emilianense, un résumé en dix-sept lignes, renseigne sur l’histoire de la mort de Roland à Roncevaux. Cette note a été ajoutée par une seconde main entre 1065 et 1075 à un manuscrit du X^e siècle du monastère de San Millán de Cogolla.

Ainsi la bataille se serait déroulée dans les Pyrénées au défilé du port de Cize et sur le haut plateau de Ronceveaux. Toutefois, il est nécessaire de préciser que ces données ne sont pas précises et que l’emplacement de la bataille diffère selon les auteurs et les versions. Si l’on se penche sur des cas de batailles avec des sources plus abondantes, le constat est le même. Par exemple, lors de la bataille de Las Navas de Tolosa du 16 juillet 1212, cent dix-sept auteurs mentionnent la victoire de la coalition chrétienne. Malgré cela, les sources ne renseignent que très peu sur la topographie du champ de bataille. Il faut alors attendre la fin du XIX^e pour que le lieu exact soit déterminé et 1916 pour qu’Ambrosio Huici fasse une enquête sur le terrain et propose une description du terrain.

En réalité, à l’époque médiévale on nomme souvent la bataille du nom de la ville la plus proche comme lors de la bataille de Hastings en 1066 ou de Muret en 1213. On se réfère également aux lieux environnants et à des lieux précis pour localiser un champ de bataille. Guillaume le Breton dans son récit en prose et en vers réalisé entre 1221 et 1226 renseigne sur quelques données géographiques de la bataille de Bouvines. Il mentionne l’église Saint-Pierre de Bouvines, lieu où se trouvait le roi lorsque l’armée impériale attaque son arrière garde. Pour la bataille de Crécy, Jean Froissart précise qu’Édouard III se tenait à l’arrière sur la motte d’un moulin à vent. La chronique de Saint Omer raconte qu’une division commandée par le prince noir se trouvait amont près le champ près d’un moulin.

De même, il est possible de trouver à Crécy, des toponymes qui renverraient à la bataille comme la Vallée aux clercs, là où des membres du clergé sont allés faire la liste des morts après la bataille, la croix de bohême qui symbolise le lieu de la mort de Jean l’aveugle et le moulin. Enfin, selon la chronique d’Enguerrand de Monstrelet,  Henri V victorieux à Azincourt, demanda à ses héros d’armes après la bataille le nom des châteaux des environs et ils répondirent “Azincourt”. Ces données bien que plutôt précises ne permettent pas une localisation et une reconstitution exacte des champs de batailles. Il faut également faire attention aux inventions des auteurs ou aux inventions tardives du XVIII^e-XIX^e siècle comme c’est probablement le cas pour les toponymes de Crécy.

Les cas uniques du champ de bataille d’Aljubarotta

“En dehors de rares cas comme la bataille d’Aljubarrota au Portugal, il n’y a quasiment jamais de certitude sur l’emplacement des lieux d’affrontements médiévaux.”

Même si la majeure partie des batailles sont impossibles à localiser précisément, on dispose d’un cas unique beaucoup plus documenté qui permet de situer avec précision le lieu d’un affrontement. Il s’agit de celui de la bataille d’Aljubarrota survenue le 14 août 1385. Cette bataille qui oppose les royaumes de Castille et de France aux royaumes du Portugal et d’Angleterre est assez bien renseignée. En combinant les sources écrites détaillées, les historiens et les archéologues ont pu localiser le lieu de la bataille et réaliser des fouilles de 1958 à 1960 puis de 1985 à 1999. L’excavation du terrain a permis de déceler un véritable système défensif mis en place par les Portugais. Ainsi grâce à l’apport des sources écrites et des fouilles archéologiques, il a été possible de reconstituer la bataille dans son ensemble avec une localisation précise.

En effet, Jean d’Aviz, le roi du Portugal a choisi le site de la bataille et a pu entreprendre des travaux de mise en défense au préalable. Le système défensif comprenait environ 800 pieux de bois et des dizaines de fossés. De plus, le positionnement des armées a été reconstitué grâce à des maquettes précises. Cette bataille est un cas particulier car contrairement à toutes les batailles mentionnées précédemment, la localisation est connue avec certitude.

Des représentations fantaisistes du champ de bataille à travers l’iconographie

“L’iconographie médiévale est très riche en représentations de batailles mais les artistes n’offrent pas plus de secours aux historiens cherchant des précisions sur les lieux de conflits.”

 

L’iconographie médiévale est considérée comme fantaisiste. Il est difficile d’extraire des informations susceptibles d’approcher la réalité. La célèbre tapisserie de Bayeux en est l’exemple même. Elle fut réalisée au cours de la vingtaine d’année qui a suivi les faits et illustre la conquête du royaume d’Angleterre par le duc de Normandie Guillaume, héritier du roi Edouard le Confesseur. La campagne militaire menée par Guillaume contre le comte de Bretagne Conan en 1065 et la journée de la bataille d’Hastings où Harold Godwinson, comte de Wessex est vaincu en 1066 y sont également représentées.

L’iconographie est accompagnée par des légendes en latin et évoque les lieux de deux conflits. Il y a donc quelques références qui permettent de renvoyer aux lieux comme les sables mouvants dans la baie du Mont-Saint-Michel ou les châteaux de villes bretonnes représentés en forme de mottes castrales. Bien qu’elle occupe 1/4 de l’oeuvre, la topographie de la bataille d’Hastings n’est pas prise en compte. Seulement quelques éléments géographiques y sont évoqués tels qu’une colline, un marécage ou encore des bois. L’enluminure suit cette même logique. En effet, elle vient en renfort du texte comme illustration et fournit des représentations schématisées, stéréotypées de la bataille rangée médiévale. Sur dix-neuf manuscrits des Grandes chroniques de France produites entre 1380 et 1422, onze comportent une miniature qui fournit un aperçu de la bataille de Bouvines. On y aperçoit un décor plat, sans détails. L’accent est mis sur les guerriers et le combat chevaleresque. L’enluminure de la bataille de Muret de 1213 est construite de la même façon.

Plus tard, les enluminures se montrent un peu plus réalistes en fournissant davantage de détails comme celle de Robert Testart de 1471.

D’autres rois ont suivi ce même modèle à l’instar de Philippe VI après sa victoire contre les Flamands à Cassel en 1328 où il offrit son armure et son cheval à Notre-Dame de Paris et de Chartres puis les racheta. Du coté des vaincus, la mémoire déplacée peut être également rappelée comme au moment de la bataille de Mons-en-Pévèle en 1304. En effet, les femmes de Bruges avaient promis de brûler un cierge chaque année dans l’église Notre-Dame de la Poterie si leurs fils ou maris revenaient sains et saufs. Depuis, tous les 15 août, une procession a lieu dans la ville.

 

Rappeler la bataille dans la mort : le cas des tombeaux

 

La grande partie des personnages éminents morts au combat sont inhumés loin du champ de bataille. Leurs tombeaux sont l’occasion de rappeler la bataille à travers des procédés précis. C’est le cas de Jean l’Aveugle, roi de Bohême et comte de Luxembourg. Il meurt lors de la bataille de Crécy en s’élançant dans la bataille alors qu’il était aveugle. Edouard III et le Prince Noir furent très admiratifs de sa bravoure. Depuis Crécy, l’héritier de la couronne anglaise utilise comme devise celle de Jean de Luxembourg, “Ich Dien” qui signifie “je sers”. Jean de Luxembourg est d’abord enterré à l’abbaye de Valloires et quelques années plus tard sa famille récupère le corps et l’inhume au monastère de Münster. Son tombeau, aujourd’hui détruit rappelait sa mort héroïque en faisant apparaitre les écus des cinquante chevaliers qui tombèrent avec lui.

Des fondations qui permettent d’exalter la mémoire sur des temps plus ou moins longs

« La mémoire des combats pouvait aussi se déployer dans une fondation pérenne, mais ce fut plus rare. »

Les fondations à l’issue d’une bataille sont rares et sont exclusivement des édifices de cultes où la messe est célébrée. L’édification de ces bâtiments peut se faire directement sur le champ de bataille mais aussi dans des lieux éloignés. Par exemple, après les victoires françaises à la Roche-aux-Moines en Anjou et à Bouvines en Flandres, le roi de France décide de faire fonder à Senlis un monastère de chanoines réguliers dédié à Notre-Dame de la Victoire en mémoire et en hommage à Dieu qui a permis aux troupes françaises de triompher.

 

En 1340, la victoire de la coalition des rois de Castille et du Portugal à la bataille de Salado a donné lieu à des fondations commémoratives comme la fondation de l’église collégiale San Hipólito de Cordoue et à la construction de Padrao de Salado à Guimarães. À Hastings, l’abbaye de Battle est fondée directement sur l’emplacement de la bataille, le maître-autel se trouve là où le roi Harold a péri. Ensuite, Les victoires de Charles d’Anjou contre les Hohenstaufen pour la conquête du royaume de Sicile comme à Bénévent en 1266 et la bataille de Tagliacozzo en 1268 ont permis la fondation de deux monastères cisterciens l’un dans la région de Naples et l’autre à Tagliacozzo même. Enfin, on peut citer la fondation d’un grand couvent dominicain à Batalha après la bataille d’Aljubarrota qui devient la nécropole de la nouvelle dynastie portugaise des Aviz. Ces fondations participent à entretenir la mémoire des batailles mais il faut aussi déceler les stratégies politiques. En effet, la fonction mémorielle participe à la construction politique d’une identité de groupe tout au long du Moyen Âge.

Finalement, il est nécessaire de retenir que le champ de bataille médiéval n’est pas un lieu sacré, les rituels avant, pendant et après l’affrontement concernent les hommes et les armes mais pas le terrain de l’action. La mort n’est pas la fin pour les chrétiens mais le passage vers le salut, il est donc proscrit de promouvoir un lieu entaché de sang. Les différentes fondations et procédés mis en place pour entretenir la mémoire ont pour but de racheter les péchés commis sur les champs de batailles et de prier pour le salut des âmes des chrétiens morts. Ainsi la commémoration de la victoire répond à des stratégies d’ordre idéologique, politique et/ou religieux.

 

Les discussions après l’intervention

 

• Hugo Grepet (M1 Histoire UPJV parcours Phénomène Guerrier) : Si les champs de bataille sont rarement consacrés, est ce que les gens vont jusqu’à les considérer comme maudits ? :

Pascal Montaubin : Dans cette intervention, je n’ai évoqué que des cas d’affrontements entre chrétiens. Dans l’idéal chrétien, on ne doit pas exercer la violence, elle doit être légitime. Les guerres sont considérées comme le fruit du péché, c’est un lieu où l’on commet des péchés, il est donc nécessaire de faire pénitence. Même les croisés commettent des exactions et des péchés lors des croisades. Par exemple, dans les années qui suivent Hastings, un légat du pape impose des pénitences au vainqueur mais le champ de bataille n’est pas valorisé.

 

• Louis Barbier (M1 Histoire UPJV parcours Pouvoir et Société) : Justement, lors des affrontements en dehors de la Chrétienté, y a-t-il eu une attitude différente à l’égard du champ de bataille ?

Pascal Montaubin : Les croisés n’ont pas développé de lieux de commémoration particuliers. Les personnages de haut rang n’ont pas pour volonté d’être inhumés sur place. En général, il y a une première inhumation temporaire puis on ramène les os. Le corps peut être également bouilli comme celui de Louis VII en 1070.  

 

• Gabriel Scelles (M1 Histoire UPJV parcours Phénomène Guerrier): Est-ce que les sources peuvent garder la mémoire d’un adversaire vaincu ?

Pascal Montaubin : Il y a des processions de grâce pour les épargner. Il n’y a aucun acharnement sur les cadavres, ils sont abandonnés s’ils sont de faibles rangs. Jean de Luxembourg par exemple est inhumé dans le caveau familial et gagne l’admiration d’Édouard III et du Prince Noir.

 

Arndt Weinrich : “Bilan scientifique pour le Centenaire de 1914-1918.”

 

• Ouverture et présentation du conférencier par Monsieur Philippe Nivet, professeur en histoire contemporaine à l’UPJV et directeur du CHSSC (Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits).

Arndt Weinrich est DAAD-Fachlektor en histoire contemporaine à Sorbonne Université, ancien directeur de la Mission Centenaire et membre du comité directeur de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Il est spécialiste notamment de l’histoire militaire européenne et de l’histoire culturelle de la Grande Guerre. Avec une équipe de chercheurs dont il a supervisé l’action, Arndt Weinrich s’apprête à publier aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne un bilan du Centenaire de la Première Guerre mondiale, co-dirigé par Nicolas Patin, dans lequel sont traitées plusieurs thématiques qui rendent compte de l’impact tant scientifique que culturel du Centenaire. Il répertorie d’une part les manifestations scientifiques telles que les colloques, les conférences et d’autre part, les interventions médiatiques, reportages ou encore expositions. Cet ouvrage collectif auquel a notamment participé Benjamin Gilles, directeur des Bibliothèques Universitaires d’Amiens, est par ailleurs soutenu par des fonds de l’État. Il s’agit d’un projet de près de 4 années de travail, commandé par le comité du Centenaire de la Grande Guerre, au cours desquelles il a fallu rassembler une grande quantité de données et fournir des chiffres précis à l’échelle de la France et plus largement de l’Europe.

 

Une place sacrale de la mémoire

 

  Le monde de la recherche autour de la Première Guerre mondiale a largement été investi dès 2012 jusqu’en 2019 dans une conjoncture mémorielle inédite que l’on pourrait comparer au bicentenaire de la Révolution. Ces chercheurs se sont mobilisés sur différents terrains relevant d’une action scientifique au sens large qui doit, de ce fait, être prise en compte dans son entièreté afin d’aboutir à des synthèses et des conclusions peu ou prou consensuels. Le tout ayant notamment comme vecteurs, dirons-nous classiques, des publications et des échanges lors de colloques et autres communications savantes. Mais à cela vient s’agréger aussi cet énorme champ de la diffusion des connaissances et de l’historiographie auprès du grand public par le biais d’autres vecteurs.  Enfin, il y a l’action de conseil et d’orientation effectué par la Mission du Centenaire et la mise en place de la mission politico-mémorielle.

Les 3 champs embrassés dans le cadre de l’ouvrage

Proposer une première lecture quantitative et qualitative de ces 3 champs : 1 – Quelles sont les orientations de la recherche « Grande Guerre » pendant la période du Centenaire et en quoi relèvent-elles d’un « effet centenaire » ? 2 – Comment s’articulent espace « scientifique » et espace public ? Quelle est la place des historiens dans le “Centenaire des territoires” ? 3 – Quel est le poids des historiens et particulièrement du Conseil scientifique dans le dispositif politico-commémoratif ? C’est à travers la première grande problématique que va se construire principalement cette intervention tout en effleurant, en fin d’exposé, la question de la place allouée aux spécialistes et aux acteurs publics lors du Centenaire. Cette étude s’intègre dans un premier grand travail d’historicisation dans lequel se mêle le monde de la recherche, celui de la diffusion médiatique et éditoriale, des Archives et enfin des Bibliothèques Universitaires.

 

Base documentaire pour le bilan scientifique : sur quoi se repose-t-il ? 

 

Six catégories majeures se dessinent :

1) Les publications (programmes, calendrier, rapports d’activité) et les archives de la Mission du Centenaire.

2) Diverses bases de données bibliographiques ou autres (Theses.fr, BnF, Sudoc, GFK, Society for First Wolrd War Studies, Twitter).

3) Plusieurs enquêtes réalisées auprès de différents acteurs (enquête « spécialistes », enquête « archives », enquête « APHG »).

4) Entretiens d’approfondissement avec une cinquantaine d’acteurs politiques, médiatiques et scientifiques.

5) Presse nationale et internationale, INA (Institut National de l’Audiovisuel).

6) Recherches internet.

Le bilan du Centenaire en 10 chiffres :

Pour certaines données, les chiffres avancés représentent une échelle purement indicative tant les actions, aussi diverses fussent-elles, ont été colossales d’un point de vue quantitatif.

72/70 thèses soutenues et déposées.

1725 conférences grand public

2035 ouvrages et études spécialisés (pas exhaustif)

1603 interventions dans les médias d’historiens et historiennes (pas exhaustif)

226 colloques en France

2300 livres publiés (entre 2012 et 2018)

5,5 millions d’exemplaires vendus

1474 expositions (tend vers l’exhaustivité)

6303 labellisations

7,2 millions de tweets analysés.

De manière transversale, il y a une volonté d’établir une analyse thématique en indexant la moindre entrée à l’aide d’une taxinomie, s’élabore également une analyse géographique et enfin chronologique. L’activité éditoriale fluctue sensiblement mais reste très intense sur toute la période. Notons que les années 2014 et 2018 sont éminemment quantitatives du fait de leur grande symbolique. Paris caracole en tête au vu de la densité des acteurs scientifiques et culturels présents sur place. Pour certains chapitres il a été  possible de sortir du cadre seulement français afin de dégager une réflexion diachronique et comparative. 270 thèses sur la Première Guerre mondiale ont été soutenues depuis 1985 : on observe dès lors une évolution du nombre de soutenance au fil du temps. Le maximum est atteint en 2013 mais la dynamique est croissante dès les années 90. Les corpus varient selon les thèmes : une grande partie des ouvrages se penche sur les sociétés guerrières mais beaucoup moins sur l’avant-guerre par exemple.

                                       © Musée national de l’Éducation / Mission du Centenaire

Le temps des conclusions : quel apport scientifique ?

Il est difficile de réduire les conclusions du Centenaire à quelques grandes lignes, qui plus est en l’absence de grands débats. Par une vision générale on peut cependant esquisser une synthèse générale en 3 points distincts : Le premier concerne les enjeux de la chronologie de la guerre, le deuxième aborde la question de l’extension spatiale de la guerre et enfin, le dernier s’attache à la diversification des thèmes de la guerre par l’apport d’autres champs historiques.

Le désenclavement chronologique :

Les dates de 14-18, qui font aujourd’hui parties de l’inconscient collectif, sont longtemps restées comme inamovibles. Le Comité a voulu les remettre en perspective. Il s’avère d’abord que la légitimité de 1914 n’a pas été remise en cause tandis qu’au contraire, la césure de 1918 pour signifier l’arrêt de la guerre est plus contestée. En ce sens, le livre de Christopher Clark Les Somnambules : Été 1914 : Comment l’Europe a marché vers la guerre, publié en 2013, s’est  intéressé à la genèse du conflit le faisant remonter une décennie auparavant avec le coup d’État de mai 1903 et l’assassinat du roi Alexandre I^er de Serbie.

De l’autre côté, c’est avec la publication en 2017 de l’ouvrage intitulé Les vaincus : Violences et guerres civiles sur les décombres des empires 1917-1923, que Robert Gerwarth s’est quant à lui intéressé au prolongement de la guerre et les relations internationales d’immédiat après-guerre. Ces deux inclinaisons de recherche témoignent d’une volonté vigoureuse de désenclaver le « moment Première Guerre mondiale » en l’inscrivant dans un temps plus long. Pourtant, si le phénomène Clark a touché la France et rencontré un remarquable succès commercial, l’historiographie française s’était finalement très peu posée la question du déclenchement de la guerre à l’exception de George-Henri Soutou, qui s’insère dans un courant révisionniste. Ce dernier vise à dédouaner l’Allemagne de la responsabilité principale du conflit dans son étude L’Or et le sang – Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, paru aux éditions Fayard en 1989. Rappelons toutefois que la publication survient dans un contexte global d’apaisement entre les deux voisins européens (commémorations franco-allemandes des 80 ans de la Grande Guerre, Chute du Mur de Berlin, fin de la guerre froide et réunification allemande).

Face à Clark, qui place l’incident de Belgrade comme moment fondateur de la guerre, les autres ouvrages n’ont pas su insuffler un nouvel intérêt autour des prémices de la Grande Guerre. L’idée d’un conflit plus étendu dans le temps s’échelonnant de 1911 à 1923 a été discutée mais la date de 1914 est restée relativement stable. Il n’en va pas de même pour la date de 1918. Si elle signifiait un soulagement immense pour les Français et les Anglais, pour les Allemands cela n’annonçait en aucun cas l’arrêt des hostilités mais plutôt la continuité des violences dans l’Europe centrale avec plus de 4 millions de morts durant les mois qui suivirent le conflit. Cela a véritablement été mis en exergue grâce à la Mission du Centenaire. Une sorte d’ouverture plus ample sur la fin de la guerre permettant de faire exploser les chronologies traditionnelles et faire émerger des questions sociales en intégrant différents acteurs à des échelles variables. En France, on observe cette dynamique dans le domaine de la sortie de guerre avec en moyenne 15 % des thèses depuis 2015 qui appréhendent le sujet. Plusieurs livres, un peu plus d’une centaine, ont choisi la date de 1919 ou 1920-23 comme datent butoir de leur analyse. Le Centenaire ne s’est toutefois pas attardé sur les liens et les éventuels tenants et aboutissants entre la Première et la Seconde Guerre mondiale au sujet de la notion de la culture de la violence de guerre. En revanche la dilatation temporelle suivie d’une volonté de placer les acteurs sociaux les plus divers au cœur des débats ont pu servir de vecteurs communs.

 

Le Centenaire déployé dans l’actualité : carrefour scientifique et médiatique

Le centenaire a permis l’émergence d’une période d’intenses réflexions sur cette mémoire. En témoignent les 21% d’ouvrages traitant de la mémoire et des commémorations, une tendance que l’on retrouve de la même manière dans les colloques. Ce constat et cette forme d’introspection collective vaut aussi pour le grand public dont l’influence des prises de paroles historiennes a été très importante dans l’objectif de l’insérer dans la démarche mémorielle. Les spécialistes étaient chargés de présenter les missions du Centenaire et les cérémonies. Il s’agit là d’une forme d’historicisation de la société concomitante à la période du Centenaire. Jamais auparavant les historiens n’ont bénéficié d’autant de temps d’antenne. Le point culminant de 2018 est à souligner et s’explique par le poids écrasant de la catégorie « mémoire et traces », signe d’une réflexion en temps réelle sur la mémoire. On remarque un investissement plutôt homogène sur chaque année avec cependant une nette poussée lors du mois de novembre.

Vers une collaboration scientifique transnationale :

À cette dilatation chronologique a correspondu une dilatation spatiale avec pour preuve, la multiplication des recherches nationales et transnationales. Le cadre français, même s’il est resté central, a pu se voir élargi lors de certains ouvrages à une dimension plus européenne. Ce nouvel intérêt trouve sa substance non plus uniquement dans une histoire proprement nationale, mais bien en s’appuyant sur les concepts de flux et de globalisation. L’étude de la Grande Guerre, et son renouvellement, a notamment mis en exergue cette nécessité d’aborder le conflit tel qu’il avait été vécu par ses contemporains. À savoir une guerre qui fut d’emblée totale où se sont mêlés une pluralité d’acteurs.

Face à cela, les chiffres répercutent ce mouvement avec près de 36% des publications qui intègrent une dimension transnationale et comparative. De plus, pour les décennies qui ont précédé le Centenaire, la part des thèses empruntant cette inclinaison représente environ 1/10 lorsque celle-ci atteint près de 1/5 pour la période qui suit et celle que nous vivons. L’évolution la plus palpable est peut-être celle du taux de plus de 50% des études universitaires à dimension transnationale.

En ce qui concerne le rythme de publication, la France reste très loin devant ses voisins européens avec près de 70 %. Juste derrière, en deuxième position, arrive l’Allemagne avec 57% puis intervient en dernier lieu et loin derrière, le Royaume-Uni avec 14 %. Cette faible dynamique s’explique notamment par le contexte du Brexit. La participation de l’Allemagne s’accentue dans les conférences grand public où l’inflexion franco-allemande portée par la Mission du Centenaire se retrouve formellement. Dernier trait qui est presque le plus remarquable. Il s’agit de celui concernant les participants étrangers à des colloques français où l’on peut observer, en tête, des Britanniques, des Allemands ou encore des Américains.

Une pluralité des acteurs :

L’émulation locale : vivacité du “Centenaire par le bas”

S’observe également au cours de cette période du Centenaire un véritable élan des études ancrées dans l’histoire locale et régionale. Cette dynamique, animée parfois par des acteurs locaux, déborde ostensiblement vers des logiques scientifiques puisque 10% des publications abordent la guerre à travers un prisme régional. De nombreux colloques ont lieu en province et non plus systématiquement dans les grandes villes. Nous pouvons donc parler assurément d’ancrage de l’histoire de la Grande Guerre dans les régions. Le fait régional a, en effet, connu un véritable essor qui a permis d’appréhender des facettes de l’histoire locale souvent affiliées à des évènements restés marquants mais peu précisés dans l’historiographie. L’envie de rendre hommage à un aïeul par exemple est l’une des motivations qui s’intègre dans une étude régionale. L’apport mémoriel est par ailleurs tangible au sein de la société civile via le numérique et les réseaux sociaux qui touchent un nouveau public, souvent plus jeune, en s’émancipant des sentiers académiques. La tendance est de plus en plus à l’appropriation par les non-spécialistes de la question de la Grande Guerre entre 2012 et 2018. Encore faudra-t-il que les véritables spécialistes assimilent ces recherchent et les intègrent dans l’historiographie.

Le concours d’autres champs historiques :

Il y a une relative stabilité dans les représentations et les thèmes. Pourtant, même si cela se joue à un niveau minimal, il y a tout de même de nombreux acteurs extérieurs au champ de recherche 14-18 qui se manifestent et rejoignent les débats. Ce processus a contribué à sortir le fleuve 14-18 de son lit et c’est peut-être l’appropriation de l’histoire de la Grande Guerre par des spécialistes d’autres époques qui a favorisé l’introduire d’une histoire plus politique et économique dans les discussions autour du Centenaire. C’est une forme d’extension des domaines attachés aux diverses sciences humaines et sociales ayant pour toile de fond les enjeux de la Première Guerre mondiale. En dehors de l’histoire économique et politique, on peut citer l’histoire religieuse tout comme les Animal studies et l’histoire environnementale. À eux trois, Ils comptent non moins de 10 colloques et cela atteste de moments importants de rencontres pluri et interdisciplinaires. C’est finalement la création d’effets d’intelligibilités qui ne se seraient sans doute pas développés en dehors de ce contexte. Nous pouvons ainsi évoquer un certain nombre d’études s’attachant à divers pans de la recherche historique. Sur le thème des paysages et de l’environnement, Jean-Paul Amat aborde l’impact environnemental des batailles dans Les forêts de la Grande Guerre. Histoire, mémoire et patrimoine, édité en 2015 ; ou encore avec une approche plus sociologique touchant à l’histoire des sensibilités, l’ouvrage de Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), publié en 2004.

 

Les discussions après l’intervention :

 

• Philippe Nivet (professeur à l’UPJV) : Je remarque qu’il n’y a pas eu de polarisation des débats (importante dans les années 1990-2000) alors qu’elle avait pris une place importante dans les débats au sein de la communauté scientifique jusqu’à maintenant, pourquoi s’est-elle estompée au moment du Centenaire ?

Arndt Weinrich : En effet, la question du consentement et de la contrainte ne s’est pas du tout prolongée. Il y avait une sorte d’anticipation et d’attente de la confrontation de la part des acteurs scientifiques. Nous avions pu le remarquer lors de la discussion entre Nicolas Offenstadt et Stéphane Audoin-Rouzeau, ils s’attendaient à des accrochages mais il n’en a rien été.

Pourquoi ? La controverse avait fait son temps, les positions étaient connues et n’ont d’ailleurs pas évolué. Il fallait passer outre et c’est principalement le fait du dynamisme international qui a favorisé l’apaisement et l’élaboration de nouvelles questions autour des espaces.

Dernière raison, les spécialistes et même le public averti avaient en tête la cristallisation autour de la question vendéenne qui avait phagocyté les commémorations du bicentenaire de la Révolution française. La Mission du Centenaire en avait aussi conscience et a privilégié la sortie de l’entre-soi et la mutualisation des travaux afin d’éviter ce même écueil. Le fait de travailler ensemble et de se mettre d’accord sur un texte pour présenter l’état des lieux historiographique a permis un cessez-le-feu entre les différentes tendances scientifiques. Aujourd’hui nous pouvons avancer que la controverse n’existe plus.  

 

• Gabriel Scelles (étudiant M1 UPJV parcours Phénomène Guerrier) : Il y a une nette sous-représentation dans les ouvrages du thème des opérations, comment interpréter ce déficit ?

Arndt Weinrich : C’est d’abord un désintérêt de la part des acteurs scientifiques du Centenaire et un manque de dynamisme en France malgré une importance relative dans les interventions médiatiques. Mais cette prise de parole ne doit pas être sur-interprétée puisqu’elle répond à une demande sociale et médiatique tandis qu’une histoire plus technique autour des enjeux économiques par exemple apparaît comme étant moins attrayante aux yeux des potentiels téléspectateurs ou auditeurs.  

 

• Gabriel Scelles : Comment expliquer l’évolution des publications de la part des non-spécialistes au détriment des spécialistes à la fin de la période du Centenaire ?

Arndt Weinrich : Un effet d’usure est sans doute à privilégier chez les spécialistes car le début de la période de commémoration a été très riche. Par la suite, les non-spécialistes ont pris le relais, sous l’effet de la médiatisation et de l’intérêt croissant du public.

 

• Pascal Montaubin (maître de conférences à l’UPJV) : Comment considérer la part d’étrangers qui interviennent lors des colloques qui ont lieu en France ?

Arndt Weinrich : Cette question est à prendre avec des pincettes. Il y a eu un classement des intervenants les plus présents. 1500 français sont intervenus dans des colloques ; 1 Français a en moyenne participé à 14 colloques pour 12 pour les spécialistes d’autres pays.  

 

• Pascal Montaubin : Y a-t-il une visibilité ou un ordre de grandeur sur le nombre de colloques répertoriés à l’étranger ?

Arndt Weinrich : Ce travail statistique n’a pas été réalisé mais il n’y vraisemblablement pas d’équivalent avec l’exemple français.  

 

• Jérôme Vaillant (non étudiant UPJV) :  En ce qui concerne les musées et les lieux de mémoire, y-a-t-il des chiffres sur les potentiels aménagements ou réaménagements de ces espaces ?

Arndt Weinrich : Cette question n’a pratiquement pas été abordée et mériterait une étude plus approfondie.  

 

• Nicolas Majet (étudiant M1 UPJV parcours Phénomène Guerrier) : Est-ce qu’il y a eu des interventions de la part d’historiens étrangers, ou du moins une volonté proprement internationale ?

Arndt Weinrich : Environ 30% des colloques ont été strictement franco-français, mais il y a surtout des colloques extrêmement internationaux. C’est finalement le gros point mis en évidence par ce livre.  

 

• Alexandre Stewart-Bellier (étudiant M1 UPJV parcours Phénomène Guerrier) : L’Allemagne se retrouve dans une sorte de « Centenaire d’en bas », comment l’interpréter ?

Il n’est pas étonnant que l’Allemagne prenne une place importante dans les commémorations d’en haut organisées par l’État français. C’est une volonté d’associer l’Allemagne de manière constante et permanente. En revanche ce qui est apparu étonnant, c’est que cette place visiblement prépondérante se retrouve aussi dans les conférences publiques organisées par les sociétés savantes et les associations. Lorsque l’on pouvait imaginer un soubresaut des ressentiments au sein de la population, il n’en est rien.