“L’espion, figure de l’ombre sous les projecteurs” – Compte rendu de la journée d’études du 22 mars 2024

Cette journée d’étude est un projet émanant des étudiants de première année du Master Histoire, Civilisations et Patrimoine de l’Université Picardie Jules-Verne. La formation implique en effet la conduite d’un projet, ici une journée d’étude, afin d’offrir aux étudiants une première expérience pratique qui permet de découvrir un aspect du monde professionnel. Ce projet a commencé par l’élaboration d’un thème et d’une réflexion scientifique, afin de trouver l’axe de la journée d’étude 2024. Cela a abouti sur le choix collectif du thème de l’espionnage qui se développe de plus en plus dans les études scientifiques historiques depuis le début des années 1990. Ceci est dû non seulement à une culture populaire grandissante, mais aussi à la professionnalisation et au développement de services de renseignement.

Dans ce contexte, de nombreux chercheurs se sont imposés comme des références en histoire du renseignement, à l’image d’Olivier Forcade, spécialiste en histoire contemporaine des relations internationales, qui a publié en 2007 un article intitulé « Considération sur le renseignement, la défense nationale et l’État secret en France aux XIX^e et XX^e siècles » (Revue historique des Armées) ou Chantal Antier, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, autrice de l’ouvrage Louise de Bettignies, espionne et héroïne de la Grande Guerre (2013) et malheureusement récemment décédée. Les travaux liés à cette thématique se sont aussi développés au sein d’autres périodes historiques. En histoire moderne, Lucien Bély spécialiste des relations internationales, a publié en 1990 Espions et Ambassadeurs au temps de Louis XIV, mis à jour par un article (“Secret et espionnage militaire au temps de Louis XIV”) publié en 2011 dans la Revue historique des armées. En histoire médiévale, nous pouvons penser aux travaux de Benoît Léthenet, spécialiste de la circulation de l’information, et notamment à son ouvrage, Les espions au Moyen Âge, publié en 2021. Enfin, pour l’histoire ancienne, nous pouvons citer les recherches de Mary-Rose Sheldon, historienne spécialiste des opérations de renseignement durant l’Antiquité et autrice du livre Renseignement et espionnage dans la Rome antique, paru en 2009.

Comme le soulignent les étudiants dans leur introduction, les différentes recherches qu’ils ont conduites, les ont amené à s’intéresser à la figure de l’espion autour de trois axes. Le premier, consacré aux femmes espionnes, cherchait à mettre en valeur le travail et le rôle de ces dernières, souvent mis au second plan par rapport à ceux de leurs homologues masculins. Le deuxième axe prolonge une idée ayant émergé dès les premiers instants de la préparation de la journée d’étude, celle de la représentation, souvent éloignée de la réalité, des espions. Enfin, par cette journée d’études, les étudiants ont cherché à questionner les modalités de construction et d’évolution du métier d’espion.

L’existence de l’espionnage, en temps de guerre comme de paix, est intimement liée aux rapports entre États. Pour accomplir leur travail, les services de renseignement, par l’intermédiaire des espions, ont dû développer une multitude de stratégies et d’outils pour obtenir les renseignements désirés. Sources de multiples fantasmes et idées reçues, les agents secrets sont à l’origine de nombreuses productions littéraires et audiovisuelles à succès. Ces œuvres présentent certaines figures, désormais célèbres de la culture populaire comme James Bond. Apparu au cinéma en 1962 dans le film James Bond contre Dr No, ce personnage ne quittera plus le paysage cinématographique, avec au total 26 films jusqu’en 2021. Adapté des romans de Ian Fleming, il est devenu la figure emblématique de l’espion contemporain. De même, les films OSS 117, adaptés d’une série de romans créée en 1949 par Jean Bruce, montrent l’intérêt que porte le public français aux films, certes ici parodiques, d’espionnage. Cependant, face à ces représentations, se pose la question de leur véracité. La culture populaire peut amener à une image erronée de la vie d’un espion et du fonctionnement du monde du renseignement. C’est pourquoi cette journée d’étude se propose d’étudier les pratiques d’espionnage d’un point de vue scientifique afin de les confronter à ces représentations.

Session 1 – L’espion au prisme des genres (présidence: E. Lemée)

Xavier Boniface (Université de Picardie Jules-Verne): « L’espion dans le cycle du renseignement » 

Xavier Boniface introduit son propos en revenant sur la notion de « brouillard de guerre » : face à l’incertitude créée par les situations de conflits, le renseignement est crucial. Surtout, celui-ci doit être analysé et traité, un cycle que l’on trouve dans un certain nombre de services de renseignement. Pour autant, le métier d’espion n’existe pas dans les institutions chargées du renseignement. C’est un terme qui a une connotation péjorative et désigne celui qui dissimule, qui ment, qui manipule. On préfère parler d’agent des services secrets. En revanche, on utilise bien le terme de contre-espionnage car il souligne une lutte contre des espions adverses qui par définition ne sont pas fréquentables et utilisent des méthodes douteuses.

Le renseignement est un cycle divisé en 5 étapes : premièrement l’orientation (le chef détermine les grands axes pour les renseignements); deuxièmement la collecte (rechercher l’information avec différents types de sources et moyens techniques); troisièmement le traitement (on classe, on évalue et on croise les renseignements); quatrièmement l’analyse (pour passer d’une information brute à un renseignement élaboré permettant d’anticiper et de contrer ce que va faire l’adversaire); cinquièmement l’exploitation (l’utilisation des renseignements par les décideurs en vue de conduire une opération). Le renseignement est aussi divisé entre plusieurs services ce qui implique le partage des informations. Néanmoins, cette division pose problème; elle peut créer une redondance entre des services travaillant sur les mêmes informations mais aussi une rivalité entre les services.

Les services de renseignement se sont structurés au XIX^e siècle mais ont connu une forte expansion avec les deux guerres mondiales et la guerre froide. Ces services dépendent des ministères de l’Intérieur, des Armées et des Finances. Cependant, ce n’est en général pas l’agent qui récupère les informations, qui participe à l’action sur le terrain. Les services de renseignement possèdent un service Action pour ce faire. Ces opérations ne doivent pas être confondues avec les opérations spéciales menées par des militaires en mission officielle, avec un objectif précis et limité.

Guillaume Pollack (Université Paris-Est Créteil): « Pearl Witherington, une agente secrète du SOE en France occupée »

Pearl Witherington a été parachutée en 1943 en France occupée avec pour mission d’affaiblir les nazis. Sur place, elle va effectuer de nombreuses tâches mais non de l’espionnage. Guillaume Pollack propose donc l’appellation d’agent secret plutôt que le terme générique d’espions, celui-ci ayant au demeurant une connotation négative depuis le XVIII^e siècle (traitrise, prostitution, usage des charmes féminins, etc.). De plus, le terme d’agent correspond davantage à l’activité dans les réseaux de résistance. Des actions clandestines sont amorcées au moment de la défaite, l’envoi d’agent sur le terrain est la dernière solution pour les pays pour pouvoir connaitre le terrain. Ces agents, comme Pearl Witherington réalisent des actions clandestines d’armement, d’atterrissage, etc.

Avec le développement des études de genre et de l’histoire des sensibilités, l’intérêt s’est porté sur les archives du SOE (Special Operations Executive), créé en 1940. Le dossier personnel de Pearl Witherington a été classifié jusque les années 2000. Regroupé en 3 volumes, il se compose de correspondances, de rapports de missions ou d’entrainements. Avec l’ouverture de ces archives, Guillaume Pollack a pu déterminer que le SOE a recruté 39 femmes dans la section française. Le plus souvent, ce sont des femmes nées de parents anglais mais vivant sur le territoire français. Le bilinguisme est important. Ces femmes sont entrainées à avoir des compétences sociales afin de pouvoir s’intégrer dans la société. De plus, les agents sont entrainés au combat et développent une certaine agressivité à l’égard de l’ennemi. Seulement cette agressivité n’est pas utilisée sur le terrain. Pour inscrire les missions dans le temps, la discrétion est importante.  Par ailleurs, les femmes s’entrainent sous les instructions des hommes. Les stéréotypes sont présents et pèsent sur elles. Pour les instructeurs, aucune femme n’est apte à commander. Pourtant, Pearl Witherington forme finalement des hommes sur le terrain.

Le 23 septembre 1943, elle est parachutée en France au sud de Châteauroux, à proximité de la ligne de démarcation. Elle intègre le réseau de Maurice Southgate et en prendra le commandement avec le départ du chef à Londres. Son rôle consiste à réceptionner tout ce qui a trait au parachutage, à armer les assistances sur le terrain, à recevoir des éléments et à les distribuer. Elle assure des actions « préparatoires » pour organiser les évènements et s’en servir le moment venu.

Les tâches demandées aux agents sont fatigantes. Ces derniers sont épuisés, ce qui entraine des situations à risque, ou des morts liées à la fatigue. Les agents mettent leur corps à rude épreuve. De même, il y a une forme de non-violence. Pearl Witherington ne tue pas, bien qu’elle en ait eu l’occasion. Elle prend plutôt la tête du réseau et organise les différentes actions demandées. Elle accueille ensuite les renforts et travaille avec les maquis.

Session 2 – L’espion dans la culture populaire : entre représentation et imaginaire (présidence: A. Fournier)

Théo Touret (Université de Picardie Jules-Verne): « Entre espionnage et vigilantisme, la figure des super-agents dans la culture populaire »

Théo Touret souligne la manière dont la figure des super-agents est traitée dans les médias et la fiction. Les espions, souvent idéalisés comme des super-agents dotés de compétences exceptionnelles et d’un courage indomptable, sont fréquemment présentés comme des personnages hyper-virils et patriotes. Cependant, les stéréotypes traditionnels sont de plus en plus remis en question par des œuvres contemporaines telles que The Americans ou Looming Towers, qui cherchent à apporter une perspective plus nuancée et réaliste sur les activités d’espionnage. Ces récits montrent souvent les espions non comme des héros infaillibles, mais comme des individus complexes, confrontés à des dilemmes moraux et à des épreuves personnelles.

L’usage des stéréotypes géopolitiques traditionnels — le Russe, l’islamiste ou le traître interne — continue de prédominer, mais avec une tendance croissante à critiquer ou à parodier ces clichés à travers des scénarios qui reflètent les tensions contemporaines. Théo Touret met ainsi en lumière la dualité de la représentation de l’espionnage, oscillant entre glorification et critique, entre le fantasme du super-agent et la réalité plus prosaïque et parfois plus sombre du métier.

Vincent Chenille (BnF) : « Histoire du cinéma d’espionnage de fiction : les espions de la première moitié du XX^e siècle »

Vincent Chenille offre une analyse détaillée du cinéma d’espionnage du XX^e siècle, se concentrant sur un corpus de 670 longs métrages de fiction issus de la base de données International Movie Database. Les films sont majoritairement américains (50% du corpus), tandis que la Grande-Bretagne, avec 24,4%, montre une sur-représentation notable comparée à son industrie cinématographique. La recherche révèle que les décennies des années 1960 et 2010 sont les plus riches en production de films d’espionnage, reflétant des périodes de haute activité et d’intérêt pour le genre. L’étude souligne également la progression et les variations de la production cinématographique d’espionnage au fil des décennies, montrant comment les événements historiques et les innovations technologiques influencent le genre.

Session 3 – Aux origines de l’espionnage (présidence: C. Apicella)

Yann Le Bohec (Sorbonne Université): « Espionnage (?) et renseignement au service de l’armée romaine »

Pour introduire son intervention, Yann Le Bohec pose la question de l’existence de l’espionnage durant l’Antiquité romaine. La fonction d’espion n’existe guère en raison du mépris éprouvé par les élites pour les opérations de lutte clandestine, comme en témoigne l’absence du terme même d’espion dans le vocabulaire romain. Au contraire, l’accent est mis sur le courage associé au combat « les yeux dans les yeux », tandis que le stratagème est propre au barbare dénué d’honneur. 

Toutefois, la II^e guerre punique contribue au développement de pratiques de renseignements au sein de l’armée romaine afin d’assurer la victoire face à Hannibal. Suite aux défaites successives face à ce dernier en contexte de combat ouvert, les Romains décident de changer de stratégie en employant le renseignement et en pratiquant la guérilla. Ils présentent alors l’emploi de pratiques d’espionnage comme une preuve de l’intelligence. Dans ce cadre, ils inventent la déesse Mens, incarnation de l’intelligence et justifient ainsi l’emploi du stratagème à l’instar de ce que fait Hannibal. Paradoxalement, chez les barbares, l’emploi de ces pratiques continue de révéler leur absence d’honneur aux yeux des Romains. Par la suite, ces pratiques sont théorisées dans des traités militaires comme les Stratagèmes de Frontin, rédigés au I^er siècle de notre ère. Ainsi, le renseignement a existé chez les Romains mais n’était pas fondé sur l’existence d’espions car cela était contraire à leur morale.

Le renseignement, qu’il soit tactique ou stratégique, est mis en œuvre par de nombreux individus à l’instar des speculatores (les éclaireurs) ou des ambassadeurs. Ces pratiques sont notamment exercées par les stationarii, c’est-à-dire les soldats chargés de surveiller une région en postes stationnaires. Ces derniers pratiquent le recueil d’informations en torturant les transfuges, déserteurs et autres prisonniers. L’emploi du bouche à oreille auprès des populations civiles demeure aussi un bon outil pour s’informer à l’image de Germanicus apprenant des populations les plans de bataille de son ennemi Arminius au début du I^er siècle de notre ère.

La recherche de renseignements tactiques est dévolue aux speculatores, aussi appelés exploratores par César, c’est-à-dire des cavaliers et éclaireurs de l’armée romaine envoyés près de l’ennemi afin de l’observer. Ils sont par exemple employés durant le siège de Jérusalem en 70 (de notre ère) relaté par Flavius Josèphe. Enfin, le renseignement stratégique repose sur la consultation de bibliothèques, de cartes appelées formae à l’instar de la Table de Peutinger. Il est pratiqué notamment par les ambassadeurs qui peuvent aussi interroger les personnes mobiles telles que les marchands ou les soldats. Le renseignement ne sert alors pas uniquement l’action guerrière mais sert aussi à prévenir l’existence de menaces, ou à localiser de potentiels butins. Il existe trois moyens de transmission principaux à savoir les cavaliers, les signaux de fumée sur des tours et des télégraphes analogues au télégraphe de Chappe employé durant la Révolution française.

Yann le Bohec conclut son intervention en précisant que le renseignement était très poussé à la différence de l’espionnage dont les cas relevés sont minimes. Le terme d’espionnage est cependant très employé pour désigner ces pratiques dans l’historiographie en raison de son caractère très attrayant.

Valentin Baricault (Sorbonne Université): « Sous la pointe des “icebergs”. Immersion dans les réseaux secrets du Moyen Âge »

Valentin Baricault commence son intervention en mentionnant la faible présence de ce thème dans l’historiographie médiévale. En effet, ce dernier relève l’absence d’institutionnalisation de l’espionnage, à l’instar de l’Antiquité, si bien que les historiens préfèrent mettre en lumière les acteurs et les pratiques à l’époque médiévale.

Dans ce cadre, Valentin Baricault évoque l’existence de réseaux d’espionnage en Occident au Bas Moyen Âge et se demande sur quels mécanismes ces réseaux reposent. Par la suite, il cherche à comprendre les pratiques employées par les pouvoirs permettant de condamner et de défaire ces réseaux. Dans ce but, il étudie les réseaux d’espionnage de Philippe de Commynes, ambassadeur sous Louis XI. Il démontre que ces réseaux sont fondés sur des relations commerciales établies jusqu’en Italie en lien avec les Médicis, et dont le nœud principal de communication est Lyon. La correspondance confidentielle constitue alors la principale modalité de diffusion de l’information, tandis que les pratiques de destruction systématique des preuves assurent la confidentialité.

Par la suite, Valentin Baricault approfondit son analyse avec l’exemple de la mission de Jean de Woume à l’aube de la Guerre de Cent ans. Ce dernier joue le rôle d’un homme de l’ombre sillonnant la Flandres et la Hollande pour le compte de l’Angleterre. Il développe son propre réseau d’informateurs en engageant des valets et autres petites mains. Ce réseau lui permet d’éclairer les choix politiques du souverain anglais.

Deuxièmement, l’intervention s’intéresse à la vision péjorative des contemporains à l’égard des pratiques d’espionnage qui renvoient à la perfidie et à la sournoiserie, et analyse les pratiques employées pour débusquer ces réseaux occultes. Valentin Baricault évoque l’exemple de la diffusion de fausses rumeurs de cannibalisme parmi les croisés durant le siège d’Antioche (1098) afin d’effrayer les espions ennemis. Ce stratagème inventé par le croisé Bohémond de Tarente et relaté dans la chronique de Guillaume de Tyr constitue un cas rudimentaire de pratique de contre-espionnage durant la première croisade. L’espion est alors perçu comme un parasite qui tue et dont les réseaux sont associés à l’idée d’une peste se répandant parmi les troupes. Nous retrouvons cette image péjorative durant le conflit entre Armagnac et Bourguignons. En 1419, les édiles de Châlons-en-Champagne craignant la présence de ces espions, notamment parmi les ordres mendiants circulant librement de ville en ville, instaurent un filtrage à l’encontre des frères étrangers et sollicitent les habitants afin de collecter des renseignements.

Pour finir, Valentin Baricault évoque la mainmise progressive du pouvoir royal en France sur les pratiques de renseignement à la fin du XV^e siècle. Ce prélude de la « raison d’État » s’appuie paradoxalement sur la condamnation de ces pratiques. Louis XI cherche ainsi à punir tous les rebelles et séditieux espionnant contre lui. Par le biais de l’ordonnance de 1477, il encourage ses sujets à dénoncer ces manœuvres au nom du bien public et de la concorde de l’État. Ainsi, les pratiques de la chose secrète constituent des prérogatives royales.

Session 4 – Des pratiques diverses au sein des jeux de pouvoir (présidence: O. Carpi)

Camille Desenclos (Université de Picardie Jules-Verne): « Des espions de papier :  de la collecte de renseignements à l’écriture cryptographique (France, XVI^e-XVII^e siècles) »

Camille Desenclos introduit son intervention avec l’exemple du chevalier d’Éon. Cette figure d’espion, la plus connue pour la période moderne, est intéressante à étudier en ce qu’elle représente le rapprochement souvent effectué entre travestissement et espionnage. En effet, le chevalier d’Éon recourait souvent le travestissement pour mener à bien ses missions pour le Secret du roi. Cette figure surtout met en valeur l’essor qu’a connu les pratiques de renseignement au cours de la seconde moitié de l’époque moderne. Dès le XVII^e siècle, notamment sous l’impulsion du cardinal de Richelieu les pratiques se structurent et se développent (réseaux d’informateur, recours à des cryptographes comme Antoine Rossignol, etc.).

Pour autant, l’espionnage à l’époque moderne est différent des représentations actuelles. Une autre figure d’espion bien connue est celle de Milady de Winter, personnage de fiction inventé au XIX^e siècle par Alexandre Dumas, qui se déguise, tue et n’a aucune morale. Dans les faits, vols, mensonges et dissimulations existent naturellement à l’époque moderne, même si dans certains cas, notamment les rumeurs d’assassinats (on peut notamment penser à Catherine de Médicis et son aussi fameux que fantasmé “escadron volant”), cela tient davantage des rumeurs entretenues à des fins politiques. Il faut enfin y ajouter les cas de corruption, notamment opérés par des ambassadeurs étrangers. Néanmoins, selon les États et les contextes, cette pratique de la corruption et de la dissimulation semble régulière ou inversement très ponctuelle.

La pratique de l’espionnage peut être étudiée partiellement à partir de la correspondance diplomatique. Elle y est néanmoins très peu mentionnée, le principe de renseignement étant de ne pas laisser de trace. Malgré ce manque de sources écrites, il est possible de faire une histoire du renseignement. Ces figures d’espion ou d’informateur néanmoins ont été transformés, par la nécessité de transmettre par écrit des rapports ou informations, en figures de papier. Pour les protéger en effet, une disjonction s’opère entre leur identité réelle et leur identité écrite : leur nom par exemple est occulté ou transformé; les messages sont chiffrés, non datés et non signés. Pourtant, l’origine de l’information confère à cette dernière sa qualité. Pour le destinataire, il convient de s’assurer de la réalité de l’identité de l’informateur afin notamment de se prémunir d’identités factices. Quelques cas bien documentés font été de noms de code pour les informateurs. Par exemple, lorsque Nicolas L’Hoste, premier commis du secrétaire d’État des Affaires étrangères sous le règne de Henri IV, devient agent à la solde de l’Espagne, il est qualifié de « El Andalou » dans les dépêches de l’ambassadeur espagnol à Paris, auquel il transmet des informations.

Même si l’espionnage est considéré comme une activité immorale, l’ambassadeur est contraint d’avoir recours à cette activité. Il ne peut pas reposer uniquement sur les informations officielles qui lui sont transmises et doit utiliser son réseau pour avoir la maîtrise de l’information. L’entretien d’un réseau est donc essentiel et les informateurs sont classés en différentes catégories qui transparaissent dans les sources: les informateurs de bonne foi qui transmettent des informations publiques mais lointaines, des informateurs pensionnés par le roi, des informateurs rémunérés sur les fonds propres de l’ambassadeur, des informateurs ponctuels.

En raison du besoin des diplomates de rendre compte par écrit de leurs actions, il leur est nécessaire d’utiliser la cryptographie pour protéger le contenu de leurs dépêches et rapports. Néanmoins, l’utilisation de la cryptographie cherche moins à protéger hermétiquement le contenu des lettres que d’en retarder la compréhension de la lettre et rendre l’information sans valeur une fois la lettre déchiffrée.

Pour conclure, l’ambassadeur est un “espion de papier” ordinaire qui tient un rôle connu par tous. Son travail de renseignement repose sur la circulation, souvent écrite, de nouvelles. Plus encore, l’ambassadeur n’existe aujourd’hui que grâce à ces écrits qui retracent, certes très partiellement, ses actions de renseignement. Il est surtout au coeur d’un véritable paradoxe: le diplomate est connu de tous, ses missions sont également connues et ses dépêches, bien que secrètes, constituent une réalité dont tout un chacun est conscient. Autrement dit, il s’agit à la fois d’une figure de l’ombre et une figure dans la lumière.

Manatea Taiarui (Université de la Polynésie française): « L’œil des puissances impériales en Polynésie française : l’espionnage du Centre d’expérimentation du Pacifique lors des essais nucléaires atmosphériques français (1963-1974) » 

Entre 1966 et 1993, il y a eu 193 essais aériens et souterrains à l’est de la Polynésie Française. Si, par ce biais, la France est entrée dans la sphère du nucléaire, il y a également eu de nombreux enjeux d’espionnage autour de ces essais. Les États déjà dotés de la bombe (États-Unis, Grande-Bretagne, Chine, URSS) ont espionné la France pour pouvoir acquérir des informations sur la composition de la bombe française et la crédibilité du pays à posséder cette bombe.

La Polynésie française constitue un territoire ultra-marin composé de 5 archipels contenant 148 îles progressivement colonisées. Dès 1962, le général De Gaulle décide d’implanter les essais nucléaires en Polynésie Française. Entre 1963 et 1966, la France construit le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et les tirs nucléaires sont réalisés entre 1966 et 1996. Plusieurs historiens ont déjà réalisé des travaux sur l’histoire nucléaire française, comme Maurice Vaïsse, Jean-Baptiste Duroselle ou encore Sarah Mohamed-Gaillard.

Avec le développement du CEP, la CIA s’intéresse au site choisi et récolte des renseignements précis qui lui permettent de connaître les problèmes que rencontre le CEP, notamment en termes logistiques et diplomatiques. La CIA espionne le site et produit des notes, ainsi que des clichés photographiques aériens. Mais, en recoupant les archives de la CIA et les archives françaises, la CIA ne semble pas avoir été parfaitement informée. Leurs informations sont finalement plus parcellaires sur l’organisation du site. Il en est de même pour la France qui espionne les sites américains. L’objectif de cet espionnage est de regrouper les informations américaines pour les mettre à profit en faveur de la France. La France fait de même chez les Britanniques. C’est, au demeurant, en espionnant les Britanniques, que les Français comprennent la fusion thermonucléaire.

Cet espionnage se fait sur mer et dans le ciel avec des avions militaires. Les Soviétiques utilisent plutôt des bateaux de pêche coréens et des chalutiers. L’objectif de ces pays est de prélever des poussières radioactives pour évaluer la crédibilité de frappe des bombes françaises et donc perfectionner la leur en retour. La présence de ces espions étrangers n’est cependant pas méconnue de la France. Le CEP surveille chaque bateau ou avion étranger. Les militaires français prennent l’habitude de les observer. La France tolère leur présence mais est aussi au courant lorsque les étrangers viennent prélever des matières radioactives sur les îles.

En Polynésie, les habitants sont conscients de l’utilisation de l’espionnage par les puissances étrangères. Le presse locale mentionne même des évènements en lien avec l’espionnage. Dans la presse hexagonale, le sujet de l’espionnage est souvent mentionné également, notamment les événements marquants comme le démantèlement de réseaux d’espionnage présents sur les îles. Mais malgré ce contexte, les pays s’entraident. La France n’a jamais cherché à empêcher l’espionnage de ses sites et aide parfois les navires étrangers. L’espionnage est ainsi à la fois discret et assumé, à la vue de tous.

Journée d’étude organisée par Clémence Aimé, Adeline Bobée, Jordan Cheveau, Clément Fasquel, Hugo Fer, Gwenola Fontaine, Nicolas Mallereau, Thomas Picard, Gaihla Ponsart-Syz, Capucine Rambaud, Claire Schenrey, Valentin Sellier, Manon Skrzypczak, Clémence Vandeputte (étudiants en M1 Histoire, Civilisations et Patrimoine), sous la conduite d’Emmanuel Lemée, PRAG en histoire moderne

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